2e prix du concours Géronimo : « Par delà les forêts étouffées »

2e prix du concours Géronimo : « Par delà les forêts étouffées »

Par delà les forêts étouffées

Cet été, on vous a lancé le défi d’imaginer à quoi ressemblerait le monde si une espèce animale se mettait en grève. Vous avez été plus d’une centaine à nous envoyer vos nouvelles. Chilowé publie aujourd’hui les 3 récits vainqueurs du prix Géronimo 2023.

Nouvelle signée : Davy BERNARD

Eron se plaqua au sol et pria silencieusement avec une énergie que seul le désespoir pouvait permettre. Son camouflage le rendait-il vraiment invisible ? Est-ce qu’ils l’écraseraient de leurs sabots sans s’apercevoir de sa présence ? La terre vibrait de plus en plus fort.

C’était un troupeau de femelles, mais des mâles devaient aussi tourner dans le coin. Que les unes ou les autres le débusquent, et de toute façon il était mort. Il ne pourrait pas courir plus vite que ces monstres. Diable, le bruit était maintenant terrible ! Tous ses muscles étaient contractés sous la tension, prêts à accueillir un coup. Comme s’ils étaient capables d’encaisser quoi que ce soit. Bon sang, les plus gros pesaient plus de 200 kilos. Il sentit un point frais sous son œil gauche. Il pleurait.

La vague passa. Il attendit que le bruit disparaisse au loin. Il resta ainsi allongé bien plus que de raison, guettant la fin complète des vibrations. Jusqu’à ce qu’il comprenne que le sol ne bougeait plus. C’était lui qui tremblait. 

Eron se redressa sur ses jambes flageolantes et regarda partout autour de lui. La forêt avait retrouvé son calme apparent. De grands résineux sporadiques et dénudés s’étendaient à perte de vue, et pas un mouvement ne venait perturber le tableau sinistre. Au-dessus de sa tête, le ciel était toujours partiellement nuageux, ce qui permettait à la lune presque pleine de diffuser sa lumière sur les terres noires qu’il foulait.

Depuis combien de jours marchait-il ? Il avait perdu le compte. Bon sang, il n’était même pas sûr d’avoir toujours suivi la même direction. Peut-être qu’il ne faisait que tourner en rond. Peut-être aussi qu’il ne faisait que chercher des chimères. Depuis tout ce temps, les loups pouvaient aussi bien avoir totalement disparu.

Il reprit néanmoins sa marche vers ce qu’il estimait être l’est. Il ne pouvait pas abandonner. Il avait été missionné par les chefs de clan pour ce voyage. Ce qu’il restait des hommes comptait sur lui. Comme il avait lui-même compté sur les dizaines et dizaines d’autres envoyés avant lui. Tous ces gens qui n’étaient jamais revenus. Probablement déchiquetés sous les sabots des cerfs. Il jura tout bas. Comment est-ce qu’ils avaient bien pu en arriver là ? Quelques siècles plus tôt, les loups avaient parlé.

L’événement aurait pu être incroyable, mais il avait été terrible. D’une même voix, ils avaient annoncé se retirer de la scène. Ils disaient refuser de continuer à jouer leur rôle devant la cruauté des Hommes. Ils avaient réellement disparu.

Une grande partie des éleveurs avaient célébré la nouvelle mais les chasseurs n’avaient pas moufté, ils savaient déjà ce qui allait se passer. Accroissement des populations de cervidés. Tassage des sols. Arbres dévorés avant d’arriver à maturité. Raréfaction des insectes et des oiseaux. Les grands cerfs n’avaient plus d’entrave.

Les chasseurs ont tenté une régulation plus forte, mais ils se sont retrouvés face à quelque chose d’inattendu. Ils ont fini par devenir eux-mêmes les proies. Les cerfs se sont mis à tuer. Un peu. Puis massivement. Pour se défendre d’abord. Mais ensuite, ils ont attaqué les femmes. De plus en pl… un craquement coupa les pensées d’Eron. Il s’accroupit par réflexe, près à se couvrir de sa cape de camouflage et chercha alentour ce qui avait pu provoquer ce bruit. Le silence était total. Il n’entendait que sa propre respiration contenue. Aucun mouvement à signaler ni à gauche, ni à…

– Ne bouge pas, humain.

Il s’immobilisa. Une terreur ancestrale s’empara de lui. Une bête dans son dos le reniflait.

– Tu nous cherches, n’est-ce pas ?

Il bredouilla un “oui” tellement étouffé qu’il en était presque inaudible. Mais son interlocuteur avait de bonnes oreilles.

– Je vais te guider. Mais tu vas devoir laisser ton accoutrement ici.

– J’aurai besoin de ce camouflage pour repartir.

– Ce n’est pas une option.

La voix était profonde, mais pas menaçante. Pour autant, Eron sentit qu’il n’y avait plus de discussion. Il tassa son manteau près d’un arbre, dans l’espoir totalement absurde de le retrouver sur le chemin du retour. Ce faisant, il observa du coin de l’œil la bête qui l’attendait, assise sur ses deux pattes arrière.

– C’est la première fois que tu vois l’une d’entre nous.

Il hocha la tête.

– Nous avons des dessins, mais…

– Ils sont des héritages incomplets de vos ancêtres. Nous avons beaucoup changé depuis.

– Vous n’êtes pas comme je vous imaginais.

Il déglutit.

– Vous êtes toujours…carnivores ?

La louve sourit sans équivoque, découvrant légèrement ses canines.

– Tu le sauras bien assez tôt.

Elle se redressa sur ses quatre pattes, gracieuse. Il sentit une légère odeur d’éther. La louve le fixait intensément.

– Désolée pour ça.

Puis tout devint noir.

*

Eron s’éveilla. Il n’ouvrit pas les yeux tout de suite. Il sentit d’abord son cœur battre dans ses tempes. Il avait la tête et les membres lourds, douloureux. Puis il sentit une odeur. Il ouvrit les yeux doucement. La louve était là. Mais lui, où était-il exactement ? Il sentait l’humidité gagner ses os. Il se redressa doucement sur ses coudes. Il était allongé sur un parterre de mousse en surplomb d’une vallée plongée dans l’ombre de la nuit. La lune était passée derrière les montagnes. Sa lueur éclairait encore quelques nuages vers l’ouest.

– Pourquoi es-tu venu ?

La louve regardait la vallée d’un air qu’il jugea grave. Il se redressa en position assise.

– J’ai été choisi pour vous retrouver. Les cerfs ravagent tout là-bas…

Pourquoi viendrions-nous vous aider ?

Eron hésita. Il n’avait pas envisagé cette question. Elle était simple. Évidente. Légitime. Mais ni lui ni ceux qui l’avaient envoyé ne s’étaient préparés à devoir justifier leur demande d’aide. L’équation était simple dans leurs esprits : les loups étaient partis, le chaos s’était installé, alors les loups devaient revenir.

La louve gloussa.

– Vous avez tous la même réaction, vous savez ?

– Alors, vous avez bien vu les autres envoyés.

– Oui. Eux non plus n’avaient aucune raison valable à nous donner.

Eron détourna le regard en se pinçant les lèvres.

– Malgré les années, vous n’avez jamais perdu ça. Cette suffisance. Ce sentiment que tout vous est dû. En un sens, c’est assez remarquable, tu sais.

– On dirait presque que ça vous amuse.

– Aujourd’hui, oui. Parce que plus le temps passe, moins vos comportements n’atteignent le reste du vivant.

La nuit, peu à peu, laissait place à l’aube. Les contours des montagnes à l’est se recouvraient d’une pâle lueur bleutée.

– Tu es en colère ?

– Non. Bizarrement.

Il se redressa lentement et épousseta ses jambes.

– Si j’ai été envoyé ici, ce n’est pas pour mes qualités de pisteur, ou de négociateur. Je suis mauvais chasseur et piètre bâtisseur. Je suis dispensable. C’est tout ce que nous avons à vous offrir : des gens dispensables. Vous ne valez pas plus la peine que ça pour les clans. Même aujourd’hui ils ne veulent pas reconnaître à quel point nous avons besoin de vous.

Il respira profondément. Un parfum fruité flottait dans l’air. Eron discernait des taches multicolores clairsemées tout autour de lui dans l’herbe verte. Ici, la nature n’était pas comme chez lui. Nulle part il n’avait senti cette fraîcheur humide. Il voyait des fleurs pour la première fois. Il ne savait pas qu’il en existait encore.

– Où sommes-nous ?

La louve ne répondit pas mais regarda Eron d’un air grave.

– Que penses-tu qu’il va se passer, maintenant ?

Il déglutit. Pendant tout le voyage, il s’était vu mourir sous les sabots des cerfs ou entre les crocs des loups. Il n’imaginait pas les trouver, et encore moins leur survivre.

– Vous n’allez pas nous venir en aide.

– Effectivement.

– Je ne vous en veux pas.

Elle hocha la tête.

– Et ensuite ?

Ses idées s’entrechoquaient, il essayait de ne pas entendre la panique qui grondait dans ses entrailles.

– Vous ne me laisserez pas repartir.

Elle hocha la tête une nouvelle fois, puis elle ferma les yeux quelques secondes. Un temps interminable.

– Est-ce que ça va être douloureux ?

Elle rouvrit les yeux.

– Alors tu acceptes la mort comme ça, simplement ?

Une larme coula sur la joue d’Eron.

– Non, je ne l’accepte pas.

Il se tourna vers la vallée.

– Je découvre qu’il existe autre chose que des terres mortes. Bon sang, j’entends même des oiseaux au loin. Je n’accepte pas de mourir maintenant, parce que je viens juste de découvrir le paradis.

Il fit face à la louve.

– Mais je savais comment ça finirait. Soit je réussissais, soit je mourais. Et il n’y a pas de place pour les hommes de ce côté si je vous ai bien compris.

– Tu as bien écouté. Mais tu as mal compris.

Eron, perplexe, fronça les sourcils.

– Tu as le choix. Rejoindre celles et ceux qui avant toi sont venus ici pour vivre une autre vie, sur un pied d’égalité avec l’ensemble du vivant. Soit retourner d’où tu viens.

Silence.

– Aucun humain n’est revenu.

La louve sourit. Eron hocha imperceptiblement la tête. Il allait rester, oui. Sentir les fleurs, écouter les oiseaux…

– Vous ne m’avez toujours pas dit où nous étions.

– Nous sommes aux abords de l’une des réserves qui existent partout de par le monde.

– Vous êtes nombreux, dans ces réserves ? Et combien d’humains vivent ici avec vous ?

Elle secoua la tête et sourit de compassion.

– Tu te trompes. Ce n’est pas nous qui sommes dans les réserves. Tu viens tout juste de sortir de la tienne.

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